Mardi 8 Juin 2020 – Le P’tit Journal.
Laisser un commentaire.
Par Samuel JOSEPH
La rédaction de l’agence de presse en ligne « Le P’tit Journal » vous invite à lire intégralement la lettre ouverte du Bureau des Droits Humains en Haïti au Président Jovenel MOÏSE, relative au dossier de La Saline, à Port-au-Prince.
Lettre ouverte du Collectif des défenseurs des victimes de la Saline
Communiqué de presse
Monsieur le Président de la République,
Le Collectif des défenseurs des victimes de La Saline se voit dans l’obligation de vous adresser la présente afin de revenir sur la situation de ce quartier particulièrement fragile qui a vu se dérouler le 13 novembre 2018 un des plus graves massacres de l’histoire de notre pays.
Il importe de rappeler que la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) a adopté le 31 décembre 2019 la résolution 65/2019 aux termes de laquelle elle a exigé de l’Etat haïtien l’adoption de mesures conservatoires 793-19 afin de protéger les droits des victimes de la Saline.
Saisie par le Collectif des défenseurs des victimes de la Saline le 15 aout 2019, la Commission a en effet, après avoir examiné les allégations de fait et de droit, estimé que les membres du Comité des victimes de la Saline « se trouvent dans une situation de gravité et d’urgence étant donné que leurs droits à la vie et à l’intégrité de la personne sont exposés à un risque de dommage irréparable».
Il s’agit d’une décision importante, qui aurait dû avoir des effets immédiats dans tout Etat démocratique souhaitant démontrer son engagement pour le respect des droits humains. En vertu de l’article 25 de son règlement, la Commission a en effet le pouvoir d’adopter ces mesures de précaution pour assurer une réponse rapide face à des cas graves et urgents.
Le Collectif tient à souligner que la République d’Haïti est partie à l’Organisation des Etats Américains (OEA). Elle a adopté la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme depuis le 2 mai 1948 et a ratifié la Convention américaine relative aux droits de l’homme le 20 aout 1979.
Vous avez vous-même souligné l’importance de ce système régional de protection à l’occasion de la 175e session ordinaire de la Commission qui s’est tenue en Haïti à l’invitation de votre gouvernement du 2 au 8 mars 2020. Vous annonciez d’ailleurs dans votre discours d’ouverture que «la présence de la Commission en Haïti est une preuve de l’engagement de l’Etat haïtien en faveur des droits humains».
Toutefois, alors que cette résolution a été prise depuis le 31 décembre 2019, aucune action n’a été posée par l’Etat Haïtien, avant, pendant et après ladite session, pour ne serait-ce que prendre acte des mesures conservatoires prises à son encontre. Le Collectif avait pourtant pris la peine, le 2 mars 2020, de signifier à nouveau par acte d’huissier la résolution à la Direction Générale des Impôts, représentant de l’Etat en Justice, ainsi qu’au Chef du Gouvernement, au Ministre des Affaires étrangères et des Cultes et au Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique.
Le Collectif se permet de rappeler qu’aux termes de cette décision, la Commission demande expressément à l’Etat haïtien:
d’adopter les mesures nécessaires afin de protéger les droits à la vie et à l’intégrité de la personne aux membres du Collectif des victimes de La Saline ;
d’adopter les mesures nécessaires afin de garantir que les bénéficiaires puissent exercer leurs activités de défense des droits humains sans faire l’objet de menace, d’intimidation ou d’actes de violence dans l’exercice de leur fonction ;
de décider des mesures à adopter en concertation avec les bénéficiaires et leurs représentants ;
de faire part des actions adoptées afin d’enquêter sur les faits allégués ayant donné lieu à l’approbation de la présente demande de mesure conservatoire et, ainsi, d’éviter qu’ils ne se reproduisent.
La Commission avait donné à l’Etat Haïtien un délai de 15 jours « pour l’informer de l’adoption des mesures conservatoires octroyées et d’actualiser régulièrement les informations à ce sujet ». Pourtant, quatre mois et demi plus tard, rien n’a été fait. L’Etat haïtien n’a même pas pris la peine, officiellement ou officieusement, d’entrer en contact avec les victimes et leurs défenseurs. A souligner que dans sa résolution, la Commission déplorait déjà le manque d’intérêt de l’Etat haïtien qui n’a pas répondu aux trois demandes d’informations qui lui avaient successivement été adressées dans le cadre de l’étude du dossier.
Ces derniers mois, la Commission a alerté à de nombreuses reprises sur la dégradation de la situation en Haïti. Outre la visite in loco menée du 16 au 21 décembre 2019, plusieurs communiqués ont été publiés au fil des semaines : le 13 février 2019, « la CIDH exprime sa préoccupation sur la situation en Haïti » ; le 27 février 2019, « La CIDH exprime sa préoccupation quant à l’aggravation de la violence et la pénurie en Haïti » ; le 14 juin 2019, « Le rapporteur spécial condamne l’assassinat du journaliste Petion Rospide et manifeste sa préoccupation sur la poursuite de la violence contre les journalistes dans la couverture des manifestations publiques en Haïti » ; le 11 octobre 2019, « La CIDH et le Bureau du Rapporteur spécial expriment leur préoccupation face aux actes de violence et à l’aggravation des tensions politiques en Haïti » ; le 22 novembre 2019, « A une année du massacre de la Saline, la CIDH réitère sa préoccupation devant la crise politique et institutionnelle que fait face Haïti » ; le 22 janvier 2020, « la CIDH suit de près la situation politique et institutionnelle en Haïti » …
Lors d’une rencontre avec les organisations de la société civile tenue en marge de la session réalisée en mars dernier, le Collectif avait alerté les Commissaires sur les risques de récupération politique de leur présence dans le pays. Peut-on s’auto-congratuler et faire de beaux « portraits de famille » en faisant comme si les dossiers de violations graves des droits humains, dont les faits sont publics et avérés, n’existaient pas ?
Au-delà du questionnement de l’engagement de l’Etat haïtien pour les droits humains, il s’agit là d’une question fondamentale qui interroge la capacité de la Commission à surmonter les enjeux diplomatiques et la confiance corrélative que les victimes peuvent placer dans ce système régional pour protéger leurs droits face aux comportements irresponsables voire criminels des Etats.
Le Collectif avait pourtant salué l’impact de la 173e session ordinaire d’audiences publiques tenue à Washington en septembre 2019 qui avait donné lieu à une audience spéciale sur la situation haïtienne à laquelle le Collectif avait pris part. L’Etat haïtien, représenté par le Commissaire du Gouvernement de Port-au-Prince d’alors, Magistrat Paul-Eronce Villard, avait donné quelques gages de l’importance accordée à ce dossier en évoquant les avancées judiciaires réalisées.
Les deux autorités directement indexées dans le dossier, Joseph Pierre Richard DUPLAN, Délégué Départemental de l’Ouest et Fednel MONCHERY, Directeur Général du Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales, avaient d’ailleurs été congédiées quelques jours après l’audience.
Le Collectif ne pouvait que noter ce changement de ton de longs mois après le dépôt en décembre 2018 des premières plaintes par les victimes et la parution de nombreux rapports, tels que celui de la Fondation JE KLERE le 16 novembre 2018, du RNDDH le 1er décembre 2018, du CARDH le 10 décembre 2018, et de l’Office de Protection du Citoyen (OPC) le 14 janvier 2019. Le 23 avril 2019, le Bureau des Affaires Criminelles de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ) avait transmis au Parquet un rapport d’enquête saisissant mettant en lumière « le degré d’atrocité de ces actes ». En juin 2019, c’est la Mission des Nations Unies pour l’appui à la Justice en Haïti (MINUJUSTH) qui avait finalement publié un rapport accablant.
Le Commissaire du Gouvernement qui avait porté cette volonté affichée de lutter contre l’impunité a démissionné quelques semaines après l’audience. Les deux autorités visées par l’enquête s’étaient quant à elles empressées d’adresser une demande en récusation contre le juge Chavannes ETIENNE finalement chargé d’instruire le dossier en aout 2019. Cette démarche aurait pu ne pas préjudicier aux droits des victimes si elle n’avait pas conduit à l’enterrement du dossier dans les méandres de la Cour de Cassation de la République.
Depuis des mois, plus personne n’enquête sur le massacre de la Saline. Jusqu’à présent, la demande en récusation n’a pas été distribuée au niveau du Parquet de la Cour de Cassation. L’instruction demeure donc suspendue sine die, malgré les nombreuses relances initiées par le Collectif pour assurer le suivi du dossier.
Au cours des 14 heures que dura cette attaque meurtrière, il est établi qu’au moins soixante et onze personnes ont été sauvagement assassinées, plus de onze femmes et fillettes violées, cent cinquante maisons vandalisées et criblées de balles, des dizaines d’autres incendiées. Les corps des défunts ont été tailladés à la machette ; décapités, arrosés d’essence, brulés et abandonnés sur des tas d’immondices, comme cela a été relaté dans le procès-verbal de constat d’un juge de paix et largement partagé en images sur les réseaux sociaux. Dans les jours qui ont suivi, des milliers de personnes ont dû quitter la zone et se réfugier dans des conditions inhumaines et dégradantes au bord de la mer ou sur les places publiques.
Depuis ce 13 novembre 2018, aucune aide n’a été offerte aux victimes qui se retrouvent dans un état de dénuement psychologique et physique indescriptible. La dégradation du contexte économique, du « pays lock » à l’état d’urgence lié à l’épidémie de Coronavirus, et désormais les pluies diluviennes qui inondent le quartier, font peser un risque humanitaire chaque jour plus grand sur une population totalement précarisée, ne bénéficiant d’aucun service public ni d’aucune assistance sanitaire ou sociale.
Depuis ce 13 novembre 2018, la terreur n’a pas quitté la Saline. Les victimes et tout particulièrement les membres du Comité sont l’objet de menaces et vivent cachés au risque de mourir. Depuis ce 13 novembre, on dénombre de nombreux épisodes de violences : les 8 et 13 mars 2019, au moins six personnes sont tuées, de nombreux corps non identifiés abandonnés dans les poubelles après avoir été brulés, dont les images de décomposition ont hanté les réseaux sociaux durant des jours. Le 13 avril et le 2 mai 2019, les agresseurs sont revenus à la charge, faisant un nombre indéterminé de victimes. Entre le 5 et le 13 juillet 2019, les médias ont rapporté plus de vingt personnes tuées, trois disparus et plusieurs blessés, sans aucune réponse policière. Le 7 septembre 2019, les bandits ont délogé par la violence les victimes de leurs abris de fortune avant de commettre des viols collectifs sur plus de trente femmes. Le 4 janvier 2020, un nouvel épisode a fait au moins dix morts et de nombreux blessés. Plusieurs témoins ont fait état de têtes décapitées qui ont été exposées sur des pics dans les rues du quartier.
Plus récemment, depuis le 10 mai 2020, la situation est à nouveau très préoccupante. De nombreuses personnes ont été tuées lors d’attaques sporadiques ayant porté ceux et celles qui vivaient à La Saline à chercher la protection de riverains de Cité Soleil, un autre quartier populaire continu. Le 25 mai 2020, Pont Rouge, Fort Dimanche, Chancerelle, Tokyo, pour ne citer que ces quartiers, ont été incendiés.
A aucun moment durant ces quatorze heures, pas plus depuis ces longs mois, et encore moins au cours des dernières violences enregistrées, la police haïtienne n’est intervenue pour venir en aide aux victimes, prendre en charge les morts et faire cesser la violence. Au contraire, les rapports des organisations de la société civile comme ceux de la Police et des institutions nationales et internationales questionnent l’implication alléguée d’agents de la PNH et de représentants de l’Etat. S’agit-il d’un massacre d’Etat ? La question est posée, mais il semble que l’Etat ne souhaite pas véritablement y répondre.
Faut-il conclure que la justice haïtienne a aujourd’hui démontré son incapacité à faire la lumière sur ce dossier et à lutter concrètement, en acte, contre l’impunité ? C’est cette grave préoccupation sur la mise en péril des fondements mêmes de notre démocratie que le Collectif souhaite partager aujourd’hui avec vous.
Est-il possible si ce n’est d’empêcher, au moins d’enquêter sur les graves violations des droits humains, afin de protéger les victimes et de mettre un terme à cette spirale de violences qui détruit à petit feu notre communauté nationale ?
Monsieur le Président, le Collectif espère que cette lettre vous donnera l’occasion d’agir et de réagir afin de jouer votre rôle de garant de la bonne marche des institutions républicaines en appliquant pleinement les mesures conservatoires ordonnées par la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme.
Dans l’attente d’une suite diligente de votre part, le Collectif vous prie de recevoir ses salutations patriotiques.
POUR LE COLLECTIF DES DEFENSEURS DES VICTIMES DE LA SALINE:
Bureau des Droits Humains en Haïti (BDHH) – Biwo dwa moun.
Bureau des Avocats Internationaux (BAI).
Bureau des Organisations de Défense des Droits Humains (BORDDH).
Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH).
En savoir plus sur Le P'tit Journal Haiti
Subscribe to get the latest posts sent to your email.