Le racisme est un virus, estime Dany LAFERRIÈRE.

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Mercredi 10 Juin 2020 – Le P’tit Journal.
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Par Samuel JOSEPH

La mort de l’Afro-américain, George FLOYD, à Minneapolis, aux États-Unis d’Amérique a touché toute la planète au point que les Noirs profitent de réclamer leurs droits et dénoncer l’injustice sociale et la cruauté des Blancs racistes et inhumains.

Par ailleurs, l’écrivain haïtiano-québecois, Dany LAFERRIÈRE, et membre de l’Académie française, a indiqué hier mardi que le « racisme est un virus ».

La rédaction du média en ligne « Le P’tit Journal » vous invite, chers internautes et lecteurs (trices), à lire intégralement le texte de l’auteur mettant à nu le racisme dans le monde.

« Le racisme est un virus ».

Bon, soyons clair, le racisme naît, vit et pourrait même mourir un jour. Il est contagieux, et se transmet d’un être humain à un autre.

Toutefois sa rapidité de contagion varie selon le lieu ou la situation. On peut d’ailleurs créer de toutes pièces des situations qui augmenteraient sa vitesse et sa puissance, alors que d’autres la diminueraient. À certains moments on annonce de nouvelles vagues à l’horizon. On s’en étonne alors que des signes avant-coureurs avertissaient de l’imminence du danger. Le chômage, la misère, la violence urbaine et l’absence de courtoisie sont des agents capables d’accélérer son éclosion dans un lieu où sa présence était embryonnaire. Mais le racisme a cette particularité de ne jamais naître à l’endroit où on se trouve. C’est un virus qui vient toujours d’ailleurs. Si le chômage fait soudain rage, on montre alors du doigt les nouveaux venus qui conservent en eux, semble-t-il, ce gène de la misère qui permet au racisme de féconder. C’est en voyant un malade qu’on apprend l’existence du virus, sinon il reste invisible. Ce qui fonde l’idée que le malade est responsable de la maladie. Si le Blanc pense que c’est avec le Noir que ce virus est arrivé en Amérique, le Noir croit, lui, que c’est la cupidité du Blanc à vouloir exploiter son énergie qui le garde encore vivant. Il n’y a pas de Noir sans Blanc comme il n’y a pas de Blanc sans Noir.

Chacun devant son existence à l’autre. Voilà un nouveau produit identitaire aussi américain que le hamburger. Une identité créée par un virus. On aimerait assister à cette naissance en laboratoire. Quant aux Amérindiens, ils sont encore en confinement dans les réserves.

Le moment historique.

On se demande quand tout a commencé en Amérique. Il y a 400 ans avec le commerce d’esclaves. Les premiers bateaux négriers sont arrivés à ce moment-là sur les côtes d’Amérique. Cela peut sembler lointain, mais sur un plan historique, c’était hier. Les petits-fils d’esclaves font tout pour se rappeler « ces siècles sanglants », tandis que les petits-fils de colons font tout pour les oublier. On ne pense pas toujours à la même chose au même moment. On peut faire remonter la conception du virus quand l’Europe s’est mise à fantasmer sur cette énergie gratuite et inépuisable : la force de travail de l’esclave. Le but, c’est l’argent. Faire travailler les autres gratuitement, avec droit de vie et de mort sur eux. On trouve encore des gens aux États-Unis qui pensent avec nostalgie à cette époque. Je dis États-Unis parce que les derniers événements s’y sont déroulés, mais je souris de voir l’Europe s’étonner de la violence du racisme américain, oubliant qu’elle était à l’origine de toute cette histoire. C’était la première pandémie puisqu’au moins trois continents étaient impliqués: l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.

Le mystère

Il y a un point qui reste mystérieux : le racisme est capable d’apparaître dans les régions les plus reculées, là où il n’y a ni misère, ni chômage, ni même un Noir. On croyait pourtant connaître son mode de fonctionnement. Son territoire est-il illimité ? Son temps, infini ? Il y a tant de choses qu’on ignore dans le comportement du virus. On navigue à vue. La seule évidence, c’est la souffrance qu’il produit sur un seul groupe : les Noirs. On serait étonné de la diversité des études faites sur le comportement du virus. Par exemple, le virus peut-il passer de l’homme à l’animal ? On pourrait le croire en voyant dans le sud des États-Unis, il n’y a pas si longtemps, des endroits publics où c’est affiché : «interdits aux Nègres et aux chiens». On pourrait croire que c’est la fantaisie d’un chercheur en laboratoire, en réalité cela fait partie d’un processus de déshumanisation.

La déshumanisation

Pour que l’esclave puisse accepter sa condition de bête de somme, cela requiert une participation de tous les corps de métier qui ont une certaine influence sur la société. L’élite politique, intellectuelle et religieuse de l’époque s’est engagée à convaincre l’esclave qu’il est à sa place dans l’organisation de la société coloniale. Ce qu’il est ? Une simple marchandise qu’on cherche à vendre au plus offrant. L’Église lui fait comprendre que tant de souffrance sera récompensée par une place certaine au paradis. Un article du Code Noir qui régit tous les aspects de la vie de l’esclave stipule que « le Nègre est un bien meuble ». On est en plein siècle des Lumières. Pourtant l’esclavage va fleurir durant cette époque de haute philosophie et de progrès scientifique. On se demande même si le Noir possède une âme. On remarque alors que plus le virus s’installe, plus la police se croit puissante. Une fois qu’il est là, c’est difficile de l’extirper du corps. On cherche ou on fait semblant de chercher un vaccin pour le tuer. Ce vaccin-là, c’est le siècle des Lumières qui le propose avec l’idée du progrès dans tous les domaines. La révolution française a tenté un bref moment de tordre le cou à l’esclavage (« périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Robespierre sur l’esclavage). Mais en fait, c’était sans compter sur la pièce maîtresse : l’argent. Car tout le monde cherche à s’enrichir par la traite négrière. Même les philosophes — Voltaire en tête — possédaient des actions à la Compagnie des Indes.

L’argent

C’est l’argent qui a permis au virus de se propager. Il se nourrit du désir insatiable de l’homme de s’enrichir à peu de frais. Des ouvriers qu’on n’a pas à payer. Aux États-Unis, Abraham Lincoln croit que l’esclavage ne va pas avec son projet d’une Amérique nouvelle. Guerre de sécession. Le Nord gagne. Massivement les Noirs montent au nord pour devenir des salariés. On déchante rapidement. Les anciens esclaves devenus ouvriers avaient maintenant un salaire, mais ils travaillaient presque autant qu’avant et devaient vivre dans des taudis à rats qu’ils payaient cher. Ils découvrent que l’ouvrier est un esclave qui règle lui-même ses factures. Mais sa condition n’est pas si différente de celle d’avant. Le problème reste entier. L’esclavage est dur, mais le capitalisme n’est pas une plaisanterie non plus. Le Nord est un Sud exempt de culpabilité. Le virus s’adapte rapidement à la nouvelle situation. Pour toucher du doigt le problème, il faudrait mettre le Blanc (Nord et Sud) sur le divan du docteur Freud, car le virus s’est caché si bien dans les replis du corps social qu’il est impossible de le débusquer. Au point que le raciste se demande de quoi on l’accuse. Un peu comme quand le violeur se met à croire que c’est la petite fille qui l’a provoqué.
La distanciation sociale

Si l’Afrique du Sud l’a perfectionnée avec l’Apartheid, l’Amérique avait compris longtemps avant qu’il fallait une distance sociale. Étrangement cette fois, la distanciation sociale permet au virus de garder sa vigueur. Rapidement les États du Sud ont mis en place un système sanitaire qui écarte dans tous les actes de la vie quotidienne le Blanc du Noir. Il ne fallait pas qu’ils soient ensemble dans la même pièce ni qu’ils passent par la même porte pour entrer dans un lieu public ou privé (les Noirs par la porte de derrière, les Blancs par la porte de devant). Il ne fallait pas qu’ils fréquentent les mêmes bars sauf s’il y a deux entrées et deux salles qui ne communiquent pas. Ils ne mangeaient pas, ne dansaient pas, ne dormaient pas dans la même maison (la maison des maîtres, et au fond de la cour les baraques des esclaves). Les règles étaient strictement observées à l’époque, car les châtiments étaient lourds. C’était aux Noirs de se tenir à distance. Le Blanc pouvait circuler partout, même dans la case du Noir, mais c’est à ce dernier d’éviter de se trouver sur son chemin, même s’il le trouve avec sa femme.

Un virus particulier

Je ne sais pas par quel étrange raisonnement on a conclu que le virus du racisme n’était pas chez le Blanc, mais chez le Noir, qu’il n’était pas chez le Maître, mais chez l’esclave. Comme on a cru que la femme était responsable de son viol. C’est pour cela qu’on a mandaté la police de protéger le Blanc du Noir. Car c’est de sa faute si le Blanc est raciste. On ne lui reproche rien d’autre que d’être noir. Des penseurs ont affirmé que n’importe qui peut être raciste. N’importe qui peut être un salaud ou un tueur, mais le racisme est un virus particulier. Il a besoin d’un porteur qui se croit supérieur à tout autre individu différent de lui, tout en pensant que le Noir est au bas de l’échelle. Il faut qu’il soit aussi membre d’un groupe puissant et dominateur. Il faut surtout qu’il croie que sa supériorité remonte à des temps immémoriaux. D’un autre côté, le système doit faire en sorte que le Noir accepte ce bouquet de privilèges comme une évidence. Résultat : quand un Blanc croise un Noir, même dans cette Amérique, il sait qu’il y a quelques siècles cet homme aurait été son « bien meuble ». Pour le test : si vous échouez à répondre à ces questions, c’est que vous n’avez pas le virus.

Les porteurs sains

Pendant longtemps on a cru que le raciste ressemblait à ces hommes qui portent des cagoules pointues et de longues robes blanches pour se réunir la nuit sous de grands arbres avec des torches et une croix en flammes. Ils font des discours haineux qui affirment la suprématie des Blancs. Plus tard, on a cru aussi que la nouvelle génération était formée de jeunes punks racistes au crâne rasé et au regard aussi pointu que leur couteau qui monologuent un sabir fait de borborygmes qu’ils accompagnent de saluts nazis en vendant de vieux exemplaires de Mein Kampf. On sait aujourd’hui que le virus a atteint presque tout le monde après quatre siècles. Et que la plupart des porteurs sont sains, c’est-à-dire qu’ils l’ont, mais n’en souffrent pas. Le pire, c’est qu’ils peuvent le transmettre. Supposons que nous en sommes tous atteints : ceux qui subissent comme ceux qui infligent, et qu’il n’y a pas de guérison possible sans un effort collectif. Vous avez vu l’énergie et l’argent dépensés pour l’autre virus, et cela même sans espoir d’une éradication totale. Si nous mettons le même effort, même s’il faut bloquer un moment le système, pour éradiquer une fois pour toutes ce virus du corps humain. Juste un effort pour détruire le virus, sans le relier à une race, ou à un passé même sanglant, même injuste. Ce sera un très lent processus, mais si nous réussissons nous aurons l’impression d’être moins idiots et de pouvoir rire en racontant plus tard aux enfants qu’il y a à peine quelques décennies, le monde était divisé en races et qu’un individu pouvait mourir à cause de la couleur de sa peau.

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